L’énigme Ataman, pitre ou génie ? « Il est déjà le meilleur coach de l’histoire en Turquie »

Ergin Ataman a tout gagné en club en Europe, va-t-il remporter l’EuroBasket ?
Samedi 13 septembre, rue Antonijas à Riga, Ergin Ataman s’installe au All Cappuccino. Berna, son épouse, à ses côtés ; Sarp, son fils, jamais très loin ; Hakan Demir se trouve comme d’autres amis à sa table. Le sélectionneur de la Turquie débouche le champagne, sert les verres, pose en souriant avec les fans.
Dans 24 heures, pourtant, il jouera la première finale internationale de sa carrière de sélectionneur. Le contraste dit tout du personnage : imperturbable. Ataman, qui a levé tant de trophées en club (Saporta 2002 avec Sienne, EuroChallenge 2012 avec Besiktas, EuroCup 2016 avec Galatasaray, deux EuroLeague 2021 et 2022 avec l’Anadolu Efes, EuroLeague 2024 avec le Panathinaïkos), affiche la même décontraction qu’au bord du parquet. Et l’Europe, qui l’a tant moqué, se retrouve sommée de répondre à une question simple : et si, derrière l’esbroufe, se cachait la méthode la plus efficace du continent ?

« Je suis le meilleur… »
« Je n’ai pas de stress… On peut appeler ça de l’ego, on peut appeler ça de la réalité, mais je suis le meilleur entraîneur d’Europe de ces dix dernières années. Peu importe l’équipe que j’entraîne » a-t-il lancé samedi 13, veille de finale, en conférence de presse. Et de préciser, sans fanfaronnade superflue : « Tous les jours, chaque humain peut apprendre quelque chose… »
Car il n’est pas forcément le clown qu’il offre en spectacle à toutes les conférences de presse. Bien éduqué, il n’a pas levé ses deux poings au ciel comme il le fait d’ordinaire après la « victoire historique » en demi-finale, par respect pour ses « amis grecs », pays où il travaille (au Panathinaïkos Athènes) et possède une résidence secondaire depuis des années. Le sens du symbole n’est jamais loin.
« Si je joue la finale,
je la gagnerai ! »
Son seul objectif reste la victoire. Ce dimanche, il peut ramener à son pays sa première médaille d’or dans une grande compétition internationale dans ce sport : « Les clubs turcs ont connu un succès significatif en Europe au cours des dix dernières années. Malheureusement, l’équipe nationale n’a pas pu obtenir de succès significatif après 2001 et 2010. Je pense que demain sera différent. On a joué deux finales et on a perdu. Je n’aime pas perdre en finale. Si je joue la finale, je la gagnerai. »
Une approche semblable à celle d’une autre légende du coaching turc : « C’est un peu notre Fatih Terim du basket, explique Hirant Manakian, agent franco-turc de renom. Comme lui avec Galatasaray en 2000 quand ils ont gagné la Coupe UEFA, Ataman a cette certitude avant les matches qu’il va gagner. Il le transmet aux joueurs, il arrive avec cette conviction et ça change tout. »
Cette croyance en lui même et ses joueurs rend ses équipes plus forte. « C’est sûr qu’Ataman pense qu’il est le meilleur coach dans le monde. Il est convaincu que n’importe quelle de ses équipes pourrait battre une équipe NBA », estime Romain Hanskens, commentateur de l’EuroLeague rompu aux salles turques.
Un jeu simple, des rôles tranchés, une foi inébranlable
Hirant Manakian résume ce que voient ceux qui côtoient Ataman depuis plus de trente ans : il n’est pas un théoricien fétichiste du système, mais un pragmatique qui « arrive à tirer la quintessence de son équipe » et « établit très clairement trois joueurs majeurs ». Le reste ? Des complémentaires. Et un axiome, le spacing, qu’il a forgé au cours de son parcours d’entraîneur, commence très jeune après avoir compris qu’il ne deviendrait pas un basketteur de haut-niveau.
« Il lui faut au moins un intérieur qui s’écarte », dit Manakian, citant Tibor Pleiss ou Sertaç Şanlı, hier à l’Efes, aujourd’hui Alperen Şengün ou Ercan Osmani. Autre totem : des grands créateurs (Micic, Larkin hier ; Larkin encore, Osman en relais) qui assument la responsabilité, quand la rotation, elle, se limite à 8–9 joueurs à la manière d’un collectif NBA en période de playoffs.
L’école Efes, la filiation Galatasaray, l’Italie en filigrane
Son basket et sa persona prennent racine : apprentissage auprès d’Aydın Örs à l’Efes, culte de Galatasaray – un club dont il se rêve un jour président -, passage par l’Italie (Sienne), italien parlé couramment après avoir été étudiant au lycée italien d’Istanbul, humour pince-sans-rire. À Riga, il glisse encore des traits d’esprit qui désamorcent tout : on attendait la foudre devant la presse après Turquie – Suède, il arrive en souriant puis se moque gentiment de la FIBA après avoir pesté contre l’horaire de la rencontre.
De l’aveu même de ses joueurs, à l’entraînement la décontraction est semblable : il débarque cinq minutes avant les séances, mains dans les poches — puis impose exactement ce qu’il faut, qu’à base de jeu lors des entraînements, durant moins d’une heure, avant de quitter la salle et de laisser le reste du boulot à ses assistants — Yakup Sekizkök et Cenk Yıldırım en tête — qu’il manage à sa façon. Une gestion qui plaît aux joueurs, à qui il choisit simplement de faire confiance. « Il n’est pas du genre à piloter les joueurs au joystick », poursuit Manakian, qui rappelle également sa capacité à s’adapter à ses équipes et promouvoir des joueurs de l’ombre avec un savoir-faire précis, comme Dogus Balbay.

Erman Kunter, autre légende du basketball turc (213 sélections en tant que joueur, sélectionneur de l’équipe nationale de 1997 à 2000), abonde : « Son basket n’est pas complexe. Il a des systèmes assez simples. C’est le meneur ou le créateur qui fait tourner la boutique. Mais ce qu’il sait très bien faire, c’est mettre ses joueurs de talent dans les meilleures conditions. » Selon lui, Ataman a trouvé en Shane Larkin puis en Kendrick Nunn les relais parfaits de cette philosophie. L’ancien coach de Cholet rappelle aussi une constante : « Dans sa carrière, il a toujours eu cette idée de responsabilité offensive très claire. Ce n’est pas un entraîneur qui surcontrôle. Il met les joueurs devant leurs responsabilités et il assume derrière, publiquement. »
Kunter ajoute même :« Sa force, c’est de répéter les mêmes principes encore et encore. Ça peut paraître basique, mais au bout du compte, c’est ça qui marche. » En résumé : le meneur/créateur est la clé pour lui ; autour, il dispose des finisseurs capables de profiter des offrandes de leurs arrières. C’est simple. C’est lisible. C’est terriblement efficace.
L’intox, la liberté, la dureté juste
Cedi Osman annoncé très incertain ? Il joue 35 minutes de jeu en demi-finales. Un coup d’intox qu’il maîtrise toujours à l’heure des réseaux sociaux et des informations partagées de toute part par les membres d’une délégation. Une manière aussi de déstabiliser la préparation de l’adversaire et son jeune coach, Vassilis Spanoulis. « Il prépare ses séries comme personne », confie Manakian. « Dans la préparation mentale, il est très fort. » De quoi expliquer ses succès lors des phases finales, en playoffs ou sur les Final Four ces dernières années, à Vitoria (demi-finale 2019), Cologne (finale 2021), Belgrade (finale 2022) ou Berlin (finale 2024).
Et contrairement à de nombreux coaches issus de l’école yougoslave et assimilée, il n’abuse pas d’un fonctionnement autoritaire. S’il a parfois pris la décision de réaliser un entraînement physique corsé un lendemain de défaite, tôt le matin, au point de réveiller le syndicat de l’EuroLeague, il préfère activer les leviers de la confiance mutuelle entre le staff et les joueurs. Une dureté ponctuelle mais juste, en somme.
La preuve par le terrain
Vendredi, son système a fonctionné à merveille : la Turquie a balayé la Grèce (94-68) pour retrouver une finale de l’Euro 24 ans plus tard. Alperen Şengün a frôlé le triple-double (15 points, 12 rebonds, 6 passes), Ercan Osmani a flambé (28 points à 6/8 à 3-points). En face, Giannis Antetokounmpo a vécu sa pire soirée du tournoi (12 points, -30 de +/-). Départ 7-0, premier quart contrôlé, Giannis contenu à 4 points à la pause, avance jamais rendue : un plan limpide, exécuté sans fioritures. Exactement la griffe Ataman. De quoi convaincre les derniers sceptiques, notamment en Turquie, alors que la campagne de 2022 avait failli lui coûter son poste.
2022, la cicatrice utile
À l’EuroBasket 2022, la Turquie avait en effet un pied en quarts de finale avant de tout gâcher dans le final contre la France. La mémoire de ces secondes pèse souvent lourd. À Riga, elle a semblé servir de garde-fou : maîtrise des temps faibles, gestion des fautes, constance dans le plan de jeu. Moins d’emphase, plus de contrôle. Le personnage n’a pas changé ; le collectif, lui, a mûri.
Le malentendu Ataman
On lui reproche son « show », son fils derrière le banc, ses punchlines, un anglais imparfait qu’il revendique et de ne pas passer la journée à la salle pour préparer ses séances d’entraînement, vidéo ou tout simplement les matches. On lui oppose les cliniques d’entraîneurs où il n’est pas invité faute d’avoir des théories à partager. On raille même son physique. Mais les vestiaires racontent autre chose.
« Mon coach » : la parole des joueurs
Adrien Moerman, poste 4 shooteur de l’Efes (2018–2022), ne cherche pas ses mots au moment de se souvenir de ses années passées sous les ordres d’Ataman : « C’est mon coach. Il nous donnait les clés. Il disait : ‘On va gagner’. Et on l’a fait. Après la victoire en finale de l’EuroLeague en 2021, sa première réaction dans le vestiaire a été de nous dire : ‘Je vous l’avais dit’ (rires). » Il raconte ce temps mort pris lors d’un match 6 de playoffs où, son équipe menée de 20 points, Ataman prend temps mort simplement pour reposer ses joueurs et leur annoncer qu’ils vont « les tuer » au match suivant — et l’équipe s’exécute. « Tu veux casser le système ? Fais-le pour marquer. Si tu marques, tu restes sur le terrain. » Dans ce cadre simple, la confiance devient essence : un stretch 4 comme Moerman s’épanouit, le 5 qui s’écarte ouvre la peinture – notamment pour faire sortir Walter Tavares en finale d’EuroLeague -, les arrières créent. Moerman précise cependant qu’il n’est du genre à devenir proche des joueurs. Il avoue d’ailleurs n’avoir eu qu’un seul véritable entretien basket avec lui en quatre années de collaboration, tout en ayant un lien réel sur le plan affectif : « Il met une barrière, il n’est pas copain-copain, mais il est fidèle et il n’oublie jamais ses joueurs. »
Alperen Şengün, star montante de la NBA et pilier de la Turquie, allait dans le même sens après la demi-finale : « Nous avons un super coach, qui nous donne de la confiance avant les matches. Il nous avait dit avant celui-là : nous sommes une meilleure équipe, je le sais et je coache depuis 30 ans. Si je dis quelque chose, c’est que c’est vrai. »
Erman Kunter insiste par ailleurs sur sa fidélité envers les joueurs et ses assistants : « Il n’est pas dans la séduction des joueurs. Ce n’est pas son style. Mais quand il t’a choisi, il ne t’abandonne pas. Ça crée une relation de confiance forte. » Hirant Manakian ajoute : « S’il fait des déclarations tapageuses, tu ne l’entendras jamais dans la presse taper sur ses joueurs après un match perdu. Parfois certains disent qu’ils ont perdu parce que les consignes n’ont pas été respectées, ça veut dire que ce n’est pas leur faute. Il ne cible jamais les joueurs et pour autant il est très sévère avec eux tout en leur faisant confiance. »
La fidélité d’Ataman traverse tout : mêmes assistants, mêmes profils, et Sarp, son fils, « comme un assistant », selon Ataman lui-même en conf’ : « Des fois il a des supers choses à me dire. Il a beaucoup d’expérience, il a gagné trois EuroLeague. » Encore une punchline qui fait rire l’assemblée. Car il sait désormais ce que la presse et le public attendent de lui, et il en joue. Tout en sachant que son statut lui permet désormais de fonctionner comme bon lui semble. « A Cologne, pendant le Covid, son fils était là, alors qu’il n’y avait pas de public, mais il était là quand même », se remémore Romain Hanskens.

Respect en Turquie, moqueries ailleurs : le miroir déformant
Romain Hanskens, qui suit la compétition depuis Istanbul, constate tout un pays derrière son équipe : « Là, c’est la sélection, même les supporters de Fenerbahçe sont contents. » Des supporters qui l’ont pourtant toujours conspué, lui qui a coaché les clubs rivaux de Besiktas et Galatasaray, et pris un temps-mort qui a choqué lors d’une série de playoffs. Certains sont jaloux de ses succès, le personnage est jugé « arrogant » ? Plutôt une croyance absolue en ses joueurs, tempérée par l’humour et le souci de l’image. Vendredi, l’audience de la demi-finale a dépassé les 10 millions de téléspectateurs sur la chaîne publique : la Turquie s’est rassemblée — autour des joueurs, et d’un coach qui sait mettre la scène en valeur. Ce dernier avait d’ailleurs réclamé une diffusion sur la plus grande chaîne nationale. Les instances l’ont entendu.
Kunter conclut sur ce point : « On le critique beaucoup à l’étranger, mais en Turquie il y a du respect. Parce qu’il gagne, mais aussi parce qu’il incarne une certaine confiance nationale. Il fait des déclarations qui ne sont pas toujours appréciées mais il est comme ça. Ergin, c’est le grand patron. Même en cas de défaite ce dimanche, c’est déjà le plus grand coach de l’histoire du basket turc ». Mais peut-on aussi aller au-delà : Ergin Ataman ferait-t-il partie des plus grands coaches de l’histoire du basket européen s’il venait à ajouter un EuroBasket à un palmarès qui compte tant de victoires en Coupe d’Europe (EuroLeague, EuroCup, EuroChallenge, Saporta) ?
A-t-il gagné ses galons de grand coach européen ?
La réponse tient peut-être dans un geste qu’il n’a pas fait : pas de double poing en l’air, pas de triomphalisme après la demi-finale. Le showman sait s’effacer quand l’Histoire demande du tact. Il demeure à l’opposé d’un Zeljko Obradovic, théoricien obsessionnel du jeu ; Ataman gagne en donnant des cadres simples à des créateurs d’élite, en exigeant du spacing, en assumant une rotation réduite, en insufflant cette croyance qui renverse les inerties.
S’il soulève le trophée, il deviendra le coach turc qui a raccordé le pays à son imaginaire collectif. S’il échoue, il restera celui qui, une nouvelle fois, a mis l’Europe face à une évidence : il n’y a pas de « beau » basket sans joueurs libérés — et il n’y a pas d’efficacité plus crue que celle d’une idée simple, répétée sans trembler.
À Riga,























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